Un conte de Noël, par Guillaume Baril.
Dans la ville de Québec vivait Jean-Serge Hel, un homme au cœur aussi froid que le fleuve en janvier, et qui par conséquent exerçait la profession de banquier. Il vivait dans une maison grise et beige en toute saison au milieu d’une monoculture de gazon.
Dans cette maison vivait avec lui sa mère Imelda Perron, élue jadis Miss Maïs Lisse 1926 au Festival de l’Épi-Lation de Neuville. Elle avait à ce point séduit le jury qu’elle avait le même jour épousé l’un des juges du concours, le banquier suisse Gérard Hel, immigrant récent et futur père de Jean-Serge. La vieille Imelda avait certes plissé depuis ce temps passé, au point où on la confondait parfois avec une pile de linge à plier, et elle restait toute la journée assise à se bercer en se rappelant pêle-mêle les souvenirs de son enfance et de sa vie avec feu-son-mari tout en soupirant sur celle de glace-son-fils.
Heureusement pour la lumière qui trouvait là matière à passer les fenêtres, la maison abritait aussi la belle Ellabeth, la fille du banquier. La froideur légendaire de son père avait mis du bleu de Prusse dans ses grands yeux en amande mais elle avait la peau hâlée d’un rêve d’été, une peau qui provoquait des flambées d’intérêt dès qu’elle mettait le corps dehors.
Elle restait cependant hors de portée de toutes les bourses. Outre la jalousie maladive de son père qui la protégeait de tout ce qui pouvait lui sembler concupiscent, Ellabeth éludait également les foules de courtisans puisqu’elle était secrètement éprise d’un galant, un jeune homme du nom de Cappucci Naud, venu comme Imelda de la région de Portneuf.
Ellabeth et Cappucci s’étaient rencontrés lors de la rentrée scolaire et nourrissaient un amour tendre et profond. Ils avaient profité du moindre parc pendant l’automne pour exposer Ellabeth aux couleurs, rêvant à celles des érablières et des rivières du pays de Cappucci jusqu’à ce que novembre ne les ramène au gris. Et l’espoir d’Ellabeth en vint à rétrécir, comme le jour au pressentiment du solstice.
Hélas mon bel émoi Naud! se lamentait-elle. À quoi bon s’aimer comme le fleuve et la forêt le font chez toi! Jamais mon père n’acceptera de nous voir unis! Il ne jure que par les valeurs des fonds de tiroirs et ta valeur à toi est faite de ton terroir!
Qui sait belle Ellabeth? Décembre arrive en neigeant, c’est le mois qui ouvre les portes de l’avent et sa magie peut nous aider assurément. Le moment est venu pour moi de rencontrer ton père. Cela fait trop longtemps que je tergiverse à gérer Jean-Serge.
Même si Ellabeth craignait la confrontation entre son père et son soupirant elle voulut inviter Cappucci à la maison pour souper. Jean-Serge refusa catégoriquement, déplorant le fait que sa fille se soit amourachée d’un « régional » et lui interdisant de le revoir.
Comment pouvez-vous être aussi glacial? s’indigna Ellabeth. Pourquoi votre cœur est-il si froid?
Mon cœur, ma fille, a déjà battu du feu de la forge, il y a frappé l’alliance que j’ai passée au doigt de ta mère, mais lorsqu’elle est morte à ta naissance il s’est refroidi à la vitesse du vent d’hiver. Le froid depuis apaise ma blessure, et en aucun cas je ne te laisserai connaître la douleur d’une pareille brûlure!
Ellabeth n’avait pas connu sa mère et ne connaissait d’elle que sa mort en couches. Son père refusait systématiquement toute allusion à son sujet, c’est pourquoi elle explosa :
Jamais vous ne voulez parler de ma mère, pourtant vous l’évoquez aujourd’hui pour vous justifier! Qui était-elle?
Jean-Serge ne répondit pas, le visage fermé comme celui de sa banque un dimanche. C’est alors que la faible voix d’Imelda se fit entendre depuis sa chaise berçante :
Ta mère était une princesse maya du Yucatan que ton père a rencontré lors d’un voyage à Cancun dans le temps des Fêtes. Bien que je l’aie moi-même peu connue, je dois à ma brève bru les seuls moments où j’ai vu mon fils heureux.
Elle fut interrompue par une quinte de toux subite. Lorsqu’elle reprit la parole, sa voix était devenue forte et profonde :
Je te parle avec la prescience de l’Esprit de Noël, Ellabeth. Si ton galant parvient à honorer mes souvenirs d’enfance ainsi que les souvenirs de ton père, alors son cœur pourra peut-être se réchauffer, et il pourra bénir votre union!
Ellabeth, la mort dans l’âme, rapporta le refus de son père ainsi que la prophétie d’Imelda à Cappucci. Ce dernier ne se laissa pas décourager, il enjoignit à sa belle de garder espoir et il s’en fut dans ses terres demander conseil à son aïeul, un homme si vieux qu’il était blanc de poil et de peau comme une fleur de sureau et qui s’appelait Alby (Naud). Le vieil Alby commença par raconter ses souvenirs de Noël à lui, ou cas où ceux-ci seraient du même acabit que ceux d’Imelda. Puis il rumina un long moment la prophétie avant de statuer que pour mêler à toute chose un peu de magie il fallait toujours de l’alchimie.
Et ça tombe bien parce qu’on a une des meilleures alchimistes au monde dans la région.
Quelques jours plus tard en fin de journée, alors qu’il tombait sur la ville une neige qu’on aurait dit au ralenti, une neige qui feutrait le gris et les bruits, une neige à vous réconforter la nuit noire alors qu’elle blanchit le liseré de la robe du soir, on cogna à la porte chez les Hel. C’était un colis de Cappucci. Jean-Serge considéra longuement la boîte avec froideur avant de se décider à l’ouvrir, libérant une odeur qui, bien qu’il ne pût d’abord l’identifier, vint remuer en son âme des émotions qu’il croyait flétries.
Il y avait deux sacs de papier à l’intérieur. Au premier était agrafé une carte sur laquelle il était écrit : « Pour Imelda, en souvenir de ce que vous trouviez auparavant dans vos bas de Noël. » Avec une belle avidité, la vieille dame déballa tout un paquet d’écorces d’orange confites nappées dans un chocolat savoureux, et rapidement on n’entendit de sa part que des gloussements de plaisir rythmés par les grincements de sa berçante, tandis qu’elle voyageait en rêves et en papilles au cœur de ses Noëls d’antan.
Sur le second sac les mots suivants : « Pour Jean-Serge, en hommage aux racines suisses et yucatèques qui permirent, par votre intermédiaire, la naissance de la plus belle fille sur Terre. »
À l’intérieur du sac il y avait une jolie boîte décorée d’un ruban, dans laquelle s’alignaient toutes sortes de carrés au chocolat. À l’œil ils n’offraient que des teintes foncées allant du blanc au noir pour les différencier mais une fois dans la bouche, tout le corps semblait se mettre au service du goût et de l’odorat pour accomplir un voyage progressif à travers les saveurs et les sensations, passant par les fruits, les noix, les épices, le sucré, le salé, le beurré, l’umami, et Jean-Serge retrouva enfoui en lui les souvenirs de sa défunte princesse maya, avec qui il avait partagé des rituels chocolatés que ceux qui le connaissent auraient peine à imaginer.
Le lendemain matin, au moment de partir travailler, Jean-Serge trouva Cappucci sur le pas de sa porte. Bien qu’il ne l’ait jamais rencontré il sut que c’était lui dès qu’il entendit le sursaut de sa fille dans son dos. Il considéra le jeune homme en silence un moment, les traits figés, avant de déclarer :
Monsieur Naud, ce que vous m’avez hier envoyé a fait grand plaisir à ma mère, et pour la première fois depuis des années je l’ai entendu chantonner ce matin. Quant à moi, votre présent s’est adressé à mes sens d’une façon que je croyais impossible et j’ai senti … de grands bouleversements. Je crains cependant… qu’il ne soit trop tard pour moi. Mon cœur… reste de glace.
Cappucci hocha la tête.
Je comprends monsieur. Permettez-moi toutefois de capitaliser sur ces hésitations que vous avez eues.
Capitaliser? C’est un verbe qui me parle.
Je m’en doute monsieur. Je n’avais pas la prétention de réchauffer votre cœur avec ce seul colis, même si je crois comprendre que, grâce à lui, la première partie de la prophétie d’Imelda s’est réalisée. Aussi je vous demande un ultime effort. Pouvons-nous embarquer dans votre voiture Ellabeth et moi? Je vous guiderai à un endroit non-loin de chez moi, et si là rien ne change pour vous, je vous jure de disparaître de votre vie.
Irrité à l’idée d’être en retard au travail, Jean-Serge s’apprêtait à refuser la proposition du jeune Naud mais quelque chose le retint. Était-ce le goût de ce chocolat qu’il avait mangé ce matin, le souvenir des émotions de la veille, ou bien le son lointain des grelots d’une calèche qui passait dans la neige fraiche? Toujours est-il que quelques minutes plus tard il se retrouvait au volant de sa voiture, surpris lui-même de sa décision, guidé hors de la ville par Cappucci qui l’envoya vers l’ouest sur la route 138.
La campagne portneuvoise était recouverte par la neige comme une géante voluptueuse endormie sous une courtepointe faite d’un camaïeu de blanc, et le fleuve avait l’air lui-même divisé en lots de glaces et d’eaux où la lumière du jour faisait paître ses reflets. Malgré l’hiver Jean-Serge sentait confusément la fertilité enfouie au creux du paysage, une note prête à résonner pour qui saurait user du bon outil.
À chaque village, nonobstant les inévitables outrages de certains bâtiments criards, de belles maisons patrimoniales jalonnaient la route, somptueuses sans être prétentieuses, enluminées par la neige et par les lumières de Noël, tandis que la pierre des églises marquait le passage des villages que Cappucci nommait en les traversant. Il y avait dans le mélange de la nature et de son aménagement quelque chose comme un hommage du mieux, un pressentiment passé ou à venir du grandiose à échelle humaine, une sublimation qui donnait son sens au nom de « chemin du Roy » sur lequel ils progressaient.
Jean-Serge se demandait quand même où tout cela allait le mener, et malgré l’émotion ténue qu’il vivait tout en le cachant bien, il allait demander des comptes à Cappucci lorsqu’ils atteignirent Deschambault. Ici encore les maisons étaient si belles et bien décorées que le banquier eut l’impression d’avoir été déposé dans une maquette de village au pied d’un sapin. Il stationna sa voiture à l’instigation de Cappuci et ils mirent pied à terre. Il flottait dans l’air des odeurs agréables de café et de pain frais auxquelles se mêlaient des effluves sucrés qui provenaient d’une coquette maison dont la façade bleue ornée d’un balcon couvert semblait inviter à entrer en passant entre des sapins dorés. Deux pancartes décoraient le lieu, soit « Crèmerie Générale » et « Julie Vachon Chocolats ».
C’est d’ici que viennent les chocolats que vous avez fait livrer? demanda Jean-Serge
Oui monsieur. C’est ici que travaille l’alchimiste dont la magie œuvre à réchauffer votre cœur. Il ne vous reste qu’à y entrer…
D’un pas de somnambule, le banquier gravit l’escalier, poussa la porte et entra dans la chocolaterie. D’emblée ses narines furent emplies de mille et un parfums chocolatés et épicés, certains lui rappelant celle qu’il avait aimé tandis que d’autres évoquaient des rêves encore à réaliser. Devant ses yeux s’étalait une profusion de formes et de couleurs, toutes ciselées avec soin, appelant ses mains en avant, tandis qu’autour de lui s’activaient en souriant de grandes lutines vêtues d’un tablier rouge. Et du fond de cet atelier industrieux, à la fois propre et encombré, monta une voix claire et chaleureuse qui disait simplement :
Bonjour!
Ce fut le dernier assaut de chaleur sur son cœur, la salutation joyeuse et la vue de cet émissaire du bonheur, la chef-pâtissière levant la tête de la ganache qu’elle fouettait pour l’accueillir qui fit fondre le dernier glacier figeant le cœur du banquier. Vaincu par tout ce que ses sens et sa tête percevaient du bel ouvrage devant lui, l’amour à nouveau libéré dans son corps habilement sucré, Jean-Serge versa quelques larmes sur un suçon en guise de goupillon pour bénir sa fille et son galant, lesquels avaient joint leurs mains subrepticement.
Ce fut un joyeux temps des Fêtes cette année-là dans la maison des Hel, maison qui perdit sa grisaille au printemps puisque son gazon se couvrit d’arbres et de légumes, en hommage à la belle région qui avait éveillé son propriétaire. Ellabeth et Cappucci s’unirent et eurent de nombreux enfants, dont le nom lui aussi honora la magie qui les avaient réunis, puisque ce furent de beaux petits Naud-Hel.